Il est temps de reconnaître l’intégrité numérique des individus

Grégoire Barbey*

Cet article a été publié par le journal Le Temps le 25 janvier 2019.

La protection des données telle qu’elle existe depuis environ vingt-cinq ans a échoué. Non seulement les moyens alloués à l’autorité chargée de faire appliquer la loi n’ont pratiquement pas augmenté – alors que la masse de données personnelles ne cesse de croître –, mais la législation elle-même ne permet pas de protéger réellement les intérêts des individus. En 2020, on estime qu’un individu produira environ 1,7 mégaoctet de données par seconde. Ces données sont considérées à tort comme le «pétrole du XXIe siècle». Le paradigme actuel est plutôt comparable à une forme d’esclavagisme. Il faut d’abord se mettre d’accord sur les termes du débat. Une donnée personnelle a de la valeur parce qu’elle contient des informations relatives à un être humain.

Votre profil de l’ombre

Aujourd’hui, les individus ont une existence numérique qui ne dépend pas de leur propre volonté. En effet, quelqu’un qui ne s’inscrit pas sur un réseau social a toutes les chances d’être connu de ce réseau social du simple fait que son entourage interagit avec cette plateforme. La compilation et l’analyse des données personnelles sont déjà suffisamment sophistiquées pour réaliser le profil précis d’un individu sans qu’il ait lui-même fourni des données personnelles à l’entreprise concernée. Il suffit par exemple pour cela, lorsqu’on s’inscrit sur un tel site, de donner accès à son répertoire. Ainsi, le réseau social aura accès à des données personnelles qui concernent vos amis, vos collègues… et pourra à partir de là commencer à développer ce shadow profile pour analyser vos interactions sociales même avec ces personnes qui n’y sont pas inscrites. Ce n’est pas de la science-fiction.

La révolution numérique doit profiter à l’humanité, et non pas faciliter son exploitation pour favoriser des intérêts particuliers

De même, on commence à voir l’émergence d’une génération d’individus qui ont une existence numérique antérieure à leur naissance. Des parents qui partagent leur échographie sur un réseau social, cela existe. Il suffit aussi d’annoncer la naissance de cet enfant pour qu’il existe déjà numériquement. Bref, que nous le voulions ou non, une partie de notre existence est désormais numérique. C’est pourquoi les données qui nous concernent ne sont pas de simples propriétés, elles font partie de notre individualité, elles nous définissent, disent beaucoup de choses de nous. «Nous» sommes nos données personnelles et ces données personnelles, c’est «nous».

Un combat humaniste

Si les êtres humains ont une existence numérique, il y a lieu de considérer que leur intégrité s’étend aussi à cette dimension. Puisqu’il y a une intégrité physique, qui correspond à notre corps, une intégrité psychique qui correspond à notre monde mental, il doit y avoir une intégrité numérique, laquelle se réfère logiquement à la dimension numérique de notre existence. De ce fait, nos données personnelles font partie intégrante de notre intégrité numérique, ce qui revient à dire qu’exploiter nos données porte atteinte à notre intégrité. Bien sûr, certaines atteintes sont inévitables, parce qu’un individu a nécessairement des interactions avec le monde qui l’entoure et qu’il ne peut donc pas s’affranchir de toute forme d’atteinte à son intégrité. Mais ces atteintes doivent être l’exception et c’est à la société dans son ensemble qu’il revient d’en définir les limites. Reconnaître l’intégrité numérique des individus, c’est simplement étendre le champ d’application des droits fondamentaux au monde numérique.

Aujourd’hui, les Etats et les entreprises invoquent toujours d’excellentes raisons pour porter atteinte à l’intégrité numérique des individus en exploitant leurs données personnelles. Mais bien souvent, le traitement de ces données sert à influencer, de façon opaque, nos comportements, ou à mener des politiques sécuritaires de surveillance massive. La révolution numérique doit profiter à l’humanité, et non pas faciliter son exploitation pour favoriser des intérêts particuliers, dont seule une caste privilégiée en tirera la quasi-totalité des profits. Nous sommes à l’aube d’une ère nouvelle et il est encore temps de prendre les bonnes décisions pour que ces innovations numériques génèrent des avancées favorables à toutes et à tous. Reconnaître et protéger notre intégrité numérique constituent un premier pas nécessaire pour que l’humain ne soit pas l’objet de la technologie. C’est assurément un combat humaniste.

*Ce texte est le fruit de réflexions menées avec Alexis Roussel, ancien président du Parti pirate, dans le cadre de la réalisation d’un ouvrage sur la notion d’intégrité numérique.

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