Université de Neuchâtel: des professeurs de droit ont débattu du droit à l’intégrité numérique
Le droit à l’intégrité numérique est-il une réelle innovation ou une simple évolution du droit? C’était la question posée par un colloque organisé par l’Université de Neuchâtel le vendredi 21 février sous la direction de Florence Guillaume et Pascal Mahon, professeurs à la Faculté de droit de l’université de Neuchâtel. Pour tenter de répondre à cette question, plusieurs intervenants ont livré leur analyse sous un angle politique puis plus spécifiquement juridique avec différents professeurs de droit.
C’est Alexis Roussel, défenseur de longue date du droit à l’intégrité numérique et président de l’Association pour la reconnaissance et la protection de la vie numérique, qui a présenté le cheminement intellectuel qui a conduit au développement de cette notion nouvelle. L’ancien président du Parti pirate suisse a notamment souligné l’importance d’intégrer au droit existant un élément supplémentaire qui permettrait de répondre aux questions posées par les situations auxquelles sont confrontées les individus dans leur vie numérique au quotidien. Ce serait aussi avant tout un moyen de redéfinir la qualité des données personnelles qui concernent les individus: alors que d’aucuns veulent en faire un patrimoine, l’idée serait ici d’en faire un élément constitutif de la personne humaine et donc de les rendre a priori indisponibles.
Avant d’être une démarche juridique, la promotion du droit à l’intégrité numérique revêt donc une dimension politique et philosophique. Il s’agit de soulever un débat qui reste encore malheureusement par trop périphérique.
Le droit à l’intégrité numérique suscite en tout cas de l’intérêt: Johan Rochel, membre de l’Assemblée constituante valaisanne, a présenté quant à lui les réflexions qui ont présidé à l’ajout de cette notion dans les travaux de la Commission des droits fondamentaux de ladite Assemblée constituante. Dans son rapport livré au bureau de la Constituante, la Commission des droits fondamentaux propose en effet d’ajouter dans le texte constitutionnel cette phrase: «Tout être humain a droit à son intégrité numérique». La proposition sera vraisemblablement débattue lors d’un premier débat en séance plénière durant le mois d’avril. Selon Johan Rochel, le droit à l’intégrité numérique a été immédiatement perçu par les autres membres de la commission comme une protection nécessaire face aux nouveaux dangers du numérique, une mise à jour des droits fondamentaux ainsi qu’une disposition générale précisée dans d’autres articles de droits fondamentaux et d’autres dispositions constitutionnelles.
Pour celui qui est également chercheur en droit et éthique de l’innovation, le droit à l’intégrité numérique aura avant tout une fonction «chapeau», c’est-à-dire qu’il permettra de fournir une justification générale à des articles plus précis, comme par exemple «Toute personne a notamment le droit de ne pas être surveillé, mesuré ou analysé». Mais Johan Rochel a surtout insisté sur la dimension politico-symbolique de cette proposition: pour lui, il s’agit d’un signal très fort, ce d’autant plus dans le contexte d’une constituante. L’intégration d’une telle norme mettra irrémédiablement en lumière les nouveaux défis et dangers qui pèsent sur les libertés individuelles.
Si Pascal Mahon, professeur à la Faculté de droit de l’Université de Neuchâtel, a fait part de son intérêt pour la réflexion, il n’en demeure pas moins sceptique sur certains aspects. D’après lui, la notion d’intégrité numérique ne peut pas être comparable aux notions déjà existantes d’intégrité physique et psychique. Il estime qu’il y a une rupture du lien matériel ou corporel. Alors que l’intégrité physique et psychique sont situées là où est l’individu, l’intégrité numérique existe dans une spatialité différente: la vie numérique de l’individu ne dépend pas forcément du lieu où il se trouve puisque les données qui le concernent sont traitées partout.
Le spécialiste du droit constitutionnel juge en outre que la sphère de protection et le contenu du droit à garantir sont difficiles à définir, et qu’il serait au moins aussi compliqué d’en garantir l’application tant à l’égard de l’Etat que vis-à-vis du secteur privé puisque le numérique ne s’arrête pas aux frontières physiques traditionnelles.
Pascal Mahon estime que le contenu est plus important le contenant. Pour lui, il faudrait d’abord définir de façon précise tous les éléments qui pourraient fonder le droit à l’intégrité numérique. Savoir ce que l’on veut protéger et ce que l’on peut effectivement protéger, en résumé. Le professeur de droit a en outre rappelé l’existence d’un paradoxe relevé par le professeur Andreas Auer: les droits fondamentaux sont garantis au moment où on commence à les restreindre…
Marie-Laure Papaux van Delden, professeure à la Faculté de droit de l’Université de Genève, a quant à elle souligné l’absence de numerus clausus des droits de la personnalité dans le code civil. Il serait dès lors envisageable d’ajouter à la constellation déjà existante de droits de la personnalité la notion d’intégrité numérique.
Pour le professeur à la Faculté de droit de l’Université de Neuchâtel André Kuhn, la notion de droit à l’intégrité numérique ne pourrait pas s’appliquer dans le droit pénal actuel et nécessiterait la mise en œuvre de nouvelles dispositions spécifiques pour sanctionner des infractions qui ne sont pas encore couvertes par le code pénal. Il répond donc sans ambages à la question posée par le colloque: le droit à l’intégrité ne peut être, du point de vue du droit pénal, qu’une réelle innovation et non une simple évolution juridique.
Le commissaire à la protection des données du Conseil de l’Europe Jean-Philippe Walter a pour sa part mentionné l’importance des évolutions actuelles du droit européen qui s’oriente vers une plus forte protection des individus à l’aune de la protection des données. Si selon lui, le droit à l’intégrité numérique ne permettrait pas de régler toutes les questions en suspens, il aurait au moins le mérite d’imposer un débat nécessaire et obligerait les tribunaux à trancher lorsqu’un justiciable invoquerait la violation de son intégrité numérique.
Sur une note un peu plus provocante, le professeur à la Faculté des sciences de la communication de l’Université de la Suisse italienne Bertil Cottier a présenté le droit à l’intégrité numérique comme une menace à l’encontre de la transparence et, plus spécifiquement, de la liberté de la presse. D’après lui, une plus grande protection de la vie privée reviendrait à limiter le champ d’action des journalistes, ce d’autant plus à l’ère du journalisme des données (data journalism).
Le colloque s’est conclu par un débat entre les différents intervenants puis des questions du public. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’à défaut de faire l’unanimité, le droit à l’intégrité numérique a suscité de vives discussions. S’il reste encore de nombreux points à préciser pour en délimiter les contours, le droit à l’intégrité numérique paraît être une réponse possible aux questions qui sont posées par les nouveaux enjeux de la société numérique. Comme l’a dit Nicolas Vradis, de la promotion économique neuchâteloise, il serait peut-être bienvenu pour une fois de prendre de l’avance sur le train plutôt que de le prendre en route!